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Vendredi 29 mars 2024, 07h05

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Éloge funèbre en l’honneur de Jean-Michel Berthelot

Daniel Filâtre

Éloge prononcé au cimetière de Siguer (Ariège), le 8 Février 2006

Par un dimanche brumeux de février, tu nous as quitté Jean-Michel et nous sommes nombreux parmi la communauté des sociologues de Toulouse, de France et du monde entier à ressentir une profonde émotion et une immense tristesse de ce départ injuste auquel nous avons encore peine à croire.
Pour nous, tu étais la vie, le dynamisme et la rigueur intellectuelle, l’amitié et l’écoute, la bienveillance et l’exigence mais surtout pas la mort !

En osant prononcer cet éloge en notre nom à tous, tes amis de l’Institut des sciences sociales de l’université de Toulouse Le Mirail et celles et ceux de l’Association Internationale des sociologues de langue française, je sais d’avance que je ne pourrais dire tout ce que nous avons aimé en toi, tout ce que nous te devons et tout ce que nous perdons aujourd’hui !
Notre douleur, nos infinies tristesses se déclinent d’abord au souvenir de tes vives qualités intellectuelles et humaines, ancrées dans la générosité et la disponibilité, l’ouverture et la tolérance, le goût du débat associé à une quête permanente de justesse et de justice.

Normalien et agrégé de philosophie, tu es venu à la sociologie par l’observation du système scolaire lotois depuis que tu avais été nommé professeur au lycée Clément Marrot à Cahors. Philosophe, ouvert sur la question sociale, tu n’es pas resté insensible aux injustices du système scolaire. Et l’intellectuel que tu es, s’est engagé avec force et passion dans la question de l’orientation des élèves dans les différentes filières pour énoncer l’intelligibilité du monde scolaire. C’est à cette époque que tu es venu rejoindre l’université de Toulouse Le Mirail et travailler avec Raymond Ledrut qui te proposa un poste d’assistant. Tu publieras ta thèse d’état par un ouvrage dont le titre « Le piège scolaire » est significatif.

En 1982, ton dynamisme intellectuel, ton sens de la pédagogie et la qualité de tes travaux te conduisent à être nommé à 37 ans professeur des universités à Toulouse Le Mirail. Succédant à Raymond Ledrut, tu prendras la direction du CERS (Centre d’Études et de Recherches Sociologiques), où tu développeras une ambition reconnue à structurer collectivement l’activité de recherche autour de nombreux doctorants et collègues dont plusieurs sont ici aujourd’hui. Les nombreux témoignages qui nous sont parvenus confirment tous ta qualité de pédagogue : écouter, accompagner plus que conduire, conseiller et offrir de nouvelles perspectives de recherche tout en laissant à chacun et chacune la liberté de ses orientations.

Ce faisant, tu poursuivras avec détermination et culture tes propres lignes de recherche.
- D’abord en sociologie de l’éducation, tu chercheras à analyser les changements du système scolaire en t’intéressant à la mise en forme des itinéraires de vie.
- En sociologie du corps où ton observation se focalisera sur les modes de construction et de fonctionnement de la corporéité dans le monde contemporain.
- Enfin et surtout tu auras consacré une grande partie de ta carrière de recherche à l’histoire de la sociologie, à l’épistémologie des Science sociales et à la sociologie des sciences, en particulier à travers l’étude des modalités logico-cognitives d’élaboration des connaissances. C’est évidemment dans ce domaine que tu auras contribué de manière magistrale au développement de la sociologie et de l’épistémologie des sciences sociales.

Ton œuvre – car il s’agit bien d’une œuvre – devient impressionnante :
- L’intelligence du social – PUF – 1990
- La construction de la sociologie – PUF – 1991
- École, orientation, société, PUF, 1993
- Durkheim, l’avènement de la sociologie scientifique, PUM
- Les valeurs de l’incertitude, PUF, 1996
- Épistémologie des sciences sociales – PUF, 2001
- Les figures du texte scientifique – PUF – 2004
Ces publications sont nombreuses et reconnues dans le champ de la sociologie et de la philosophie des sciences sociales, en France et à l’étranger.

Ta sociologie te ressemble. Nombreuses sont les images qui me viennent à l’esprit. Tes conférences, tes exposés avaient tous la même force et une grande clarté. Hier, avec le Président de l’université Rémi Pech, nous regardions les 3 photographies de toi au dos de ton ouvrage sur l’épistémologie des sciences sociales : trois photographies d’un homme engagé dans la réflexion intellectuelle, dans la démonstration, dans l’explicitation. Elles te ressemblent ces photos car au-delà de l’aspect physique, elles témoignent de ta volonté de prouver l’essence de l’entreprise de connaissance. Dans l’avant propos de ton ouvrage sur « les valeurs de l’incertitude », tu nous livres ta foi en écrivant ceci « Nous aimerions que ce livre soit lu comme un roman policier … une réflexion authentique à la recherche d’un point… » Voici ta foi : une foi dans l’entreprise de connaissance où, parce que l’ordre intelligible est toujours un pari, il doit s’appuyer sur la démarche scientifique, sur des certitudes et des outils…

Voici l’une de tes leçons. Disciple averti et critique de Durkheim, tu t’intéresseras sans cesse à la manière de faire de la science : qu’est ce que penser, réfléchir, analyser ?
Cette foi se conjuguera – presque par évidence ou vocation - dans ton enseignement – j’y reviendrais. Pour autant, tu t’intéresseras aussi l’action car – pour toi Jean-Michel – le monde n’est pas seulement l’espace du connaître – il est aussi et d’abord celui de l’agir. Tu chercheras donc comme intellectuel, comme sociologue et aussi comme universitaire, à matérialiser dans ta vie cette problématique vivante des relations entre production de connaissances et usage social en l’appuyant sans cesse sur une éthique de l’argumentation, seule capable de renouveler notre appréhension des valeurs, qui comme tu nous l’as écrit doivent être conçues « non plus comme des guides d’action transcendants, mais comme l’élaboration problématique d’une normativité historique accompagnant nécessairement le cours de toute action humaine » (LVI p.260)

Toute ton œuvre respecte ainsi ces trois principes :
- expliciter les formes prises par le pluralisme explicatif au sein des sciences sociales tout en réfléchissant à ses limites,
- fonder la connaissance sur la rigueur avec le souci de maintenir les valeurs d’universalité qui ont toujours été au cœur de ses convictions profondes.
- concilier connaissance et engagement.

Ton engagement auras été une constante de ta vie professionnelle. Tu as toujours assuré l’université de ta disponibilité. Ainsi à l’université de Toulouse Le Mirail, tu auras dirigé l’UFR de sociologie devenu Institut des sciences sociales « Raymond Ledrut » en hommage à son fondateur, le CERS dont tu auras avec intelligence, rigueur et fidélité, mené l’histoire collective pendant 15 années. Tu as été à plusieurs reprises membre de nos conseils d’université – et nombreux sont celles et ceux qui se souviennent de la justesse et de la pertinence de tes analyses et de tes interventions. Enfin, tu as développé des enseignements à tous les niveaux de formation universitaire avec la même intelligence.

Convaincu de l’importance du savoir pour fonder le développement humain, tu as toujours été, Jean Michel, un pédagogue reconnu et apprécié. Sans doute du fait de ton propre parcours d’excellence et de travail, tu n’as jamais cessé de croire en la pédagogie. Sachant mêler l’humour à la rigueur, le récit à la formalisation pour rendre séduisants et compréhensibles les parcours argumentatifs les plus ardus, tu t’es investi sans relâche dans la formation et je suis convaincu de la richesse de ce que tu as semé dans l’esprit de celles et ceux que tu as contribué d’une manière ou d’une autre à former.
À titre personnel, je me souviens de ce que je te dois dans ce domaine. Je me souviens également de ton attention, discrète et efficace. C’est toi qui un jour de printemps 1997 m’auras convaincu de me mettre à l’écriture de mon HDR – parce que, me disais tu – il est temps que tu écrives la synthèse de tes travaux ! Merci de ce soutien.

Tu as également – durant plusieurs années – accepté la présidence du jury de l’agrégation de sciences sociales où tu as toujours soutenu avec force l’indispensable association de la formation et de la recherche, de façon à ce que les professeurs de demain ne perdent pas de vue l’inachèvement des savoirs à transmettre et qu’ils aient le souci de leur renouvellement.
Convaincu de cela, tu auras joué un rôle reconnu dans ce domaine, développant les grandes conférences à Toulouse Le Mirail. En 1992, tu fus l’un des membres fondateurs de l’Institut des Études Doctorales, préfiguration de l’organisation des études doctorales et de l’ouverture du savoir vers la cité.
Comment dire toute ta contribution au savoir et à l’université ? La nuit nous gagnerait sans que je puisse en décliner toutes les modalités. Nous te devons beaucoup Jean Michel. Pour moi et bien d’autres, tu auras été l’un des acteurs majeurs du développement de la sociologie à Toulouse. Nous avons tous compris ton départ en 1997 vers ce poste à Paris V. La mobilité est une chose nécessaire dans notre monde car elle ouvre de nouvelles ressources pour la recherche.

Mais tu ne nous auras jamais vraiment quittés – tu le savais. Pour ma part, à chaque fois que je te revoyais sur Paris ou dans l’avion entre Paris et Toulouse, ou bien dans ces voyages à l’étranger pour l’AISLF, nous échangions avec un immense plaisir. Et je découvrais – parfois avec stupeur - que tu connaissais déjà toutes les nouvelles de notre vie toulousaine et ta passion à les commenter démontrait que toi non plus tu ne nous avais pas quittés.

Ta présence à Toulouse s’est également poursuivie par ton investissement au sein de l’AISLF. Entré en 1982 à l’AISLF, tu en es devenu de suite l’un des membres les plus actifs. Secrétaire général de 1992 à 2000, tu t’es associé avec Renaud Sainsaulieu – qui lui aussi nous a tragiquement quitté il y a quelques années – Liliane Voyé et Daniel Mercure pour développer notre association et en faire la tête d’un réseau scientifique de renommée internationale. À cette responsabilité de secrétaire général, tu auras œuvré sans relâche pour le développement international de la recherche universitaire francophone et son élargissement à tous les pays. Nombreux sont celles et ceux, dans le monde entier, qui auront été profondément atteint de tristesse et d’incrédulité, à l’annonce de ta mort.

Pour nous, à l’AISLF, tu ne pouvais pas nous quitter. Les messages sont nombreux – de France, d’Europe, d’Amérique du Nord et du Sud, d’Afrique, du Maghreb, d’Asie sur le serveur de l’AISLF, dans ce secrétariat que tu as tant fréquenté, pour témoigner de la peine profonde des membres de l’association, de leur immense reconnaissance, de leur amitié. Car ta rigueur scientifique s’est toujours alliée à un sens de l’autre, à une écoute bienveillante et à un souci de la convivialité.
Tu auras toujours honoré avec une grande joie, un talent reconnu de danseur endiablé et beaucoup d’humour, les festivités de l’AISLF. Tu auras su également comme secrétaire général assurer une grande qualité d’échange avec tous les membres et les responsables des comités de recherche et des groupes de travail – dans le monde entier. Puisque je les représente ici, sois assuré de notre immense reconnaissance et de notre hommage.

Ton engagement s’est également opéré dans de multiples responsabilités éditoriales : secrétaire général des Cahiers Internationaux de Sociologie, membre de plusieurs comités de rédaction de revues de sociologie françaises et étrangères, tu as co-dirigé une collection aux Presses Universitaires de France et aux P.U.M.
Ces très nombreux engagements témoignent d’une existence riche et ouverte, à la fois actuelle et permanente. À Paris, tu as poursuivi ce travail universitaire avec la même intelligence, avec la même foi. Ton investissement à Paris V est reconnu car cette mobilité reposait sur un projet intellectuel ambitieux et fondé pour la recherche sociologique.
Ta nomination, il y a 3 ans à l’université de Paris IV, en tant que titulaire de la chaire des sciences sociales et de sociologie, succédant à Raymond Boudon consacrait ta renommée et l’excellence de tes travaux scientifiques. Elle était pour toi également la réalisation d’un grand rêve intellectuel mais aussi personnel.

Cette consécration ne t’a jamais empêché de conserver tes attaches toulousaines où tu as continué de résider. Ces derniers temps, pris par la maladie, par cette rechute à laquelle tu ne voulais croire, tu avais choisi de te battre. La dernière fois que nous nous sommes vus, au tout début de l’été, tu me confiais ta sérénité face à cette épée de Damoclès et – de fait – ta volonté farouche de lutter pour continuer de travailler et d’écrire. Ces derniers mois, tu as choisi de placer toutes forces
- dans cette lutte et – en même temps - cet espoir indéfectible pour combattre la maladie
- dans cette passion pour l’écriture scientifique autour de l’achèvement d’un ouvrage sur la sociologie des sciences
- dans l’immersion fusionnelle et affectueuse avec ta famille qui comptait tant pour toi.

Aujourd’hui, malgré ta lutte, le soutien de ta famille et l’engagement des équipes médicales, la maladie a eu – tragiquement et injustement – raison de toi. Tu nous as quittés et en même temps, nous ne pouvons le croire. Ton acharnement pour l’effort de connaissance, pour dire la science et l’enseigner fait que nous sommes nombreux à être convaincus que tu es encore pour longtemps avec nous. Nous conserverons de toi une reconnaissance sincère pour ton engagement et pour ton œuvre. Mais surtout, parce que, pour beaucoup d’entre nous, tu étais avant tout un ami, nous ne saurions t’oublier.

Ton corps reposera désormais dans l’unité sinistre de la nuit, mais, par ton œuvre, multiple, éblouissante et heureuse, par ta bienveillance et ton amitié, tu resteras pour longtemps encore, là où le jour luit toujours, parmi nous.

Au nom de toutes et tous, reçois cher Jean-Michel, l’expression entière de notre reconnaissance et de nos remerciements, de notre attachement, de notre indéfectible souvenir, et enfin de notre profonde amitié.


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