AISLF

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Jeudi 18 avril 2024, 15h22

Source : https://www.aislf.org/spip.php?article4157


Chère Yvonne

Christian Lalive d’Epinay

Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ?
(Goethe)

Chère Yvonne,

Au retour de vacances, la nouvelle me parvient : tu nous as quittés pour le grand, le dernier voyage. Tu l’as fait, m’a-t-on dit, au terme d’une maladie qui t’a rongée, et que tu as affrontée avec ce sourire, cette humilité, cette force qui furent ta vie.

À l’AISLF, nous sommes orphelins.

On dira de toi que tu étais la mémoire de l’AISLF - et c’est vrai, ô combien !
Tu as été associée à sa création par Gurvitch et par Janne, et depuis tu as accompagné ses développements de président en président. Tu t’en vas alors que pour la première fois l’AISLF s’est donné une présidente. Est-ce là une coïncidence ? Ce serait tellement dans ta manière de marquer l’étape et de passer le témoin !

Tu étais la mémoire, c’est vrai, mais le rappeler n’est pas suffisant : bien plus que le mémorialiste de l’AISLF, tu en as été l’inlassable artisane. Celle qui, tout en restant dans l’ombre (toujours cette humilité), maintenait le cap dans les aléas des successions à la présidence, travaillait à l’avenir malgré les hauts et les bas des renouvellements du bureau. Bien avant de te mettre à écrire l’histoire de l’AISLF, cette histoire tu l’as faite.

On dira de toi que tu avais du style - et c’est vrai, ô combien !

Le style, la grâce émanaient de ta personne. Le style était dans ton écriture, et combien d’auteurs des Cahiers ont bénéficié de ce que tu le fasses généreusement couler de ta plume dans leur prose - ah ! ces manuscrits révisés, clarifiés, peaufinés de ta main ! Beaucoup d’entre nous négligeaient de te remercier de cette lumière que tu apportais à leur texte (certains même, à la relecture, se sont naïvement admirés à se voir si bien écrire !), mais toi tu pensais que la lumière n’a pas à être récompensée.

Tu avais du style certes, mais c’est encore insuffisant de le dire : tu étais notre style. L’AISLF est une société savante, un réseau de chercheurs et d’érudits. Mais en plus, elle a ceci à nulle autre pareille d’être devenue une matrice de réseaux d’amis tissée sur l’espace des francophonies, un réseau sans centre ni périphérie parce qu’on y cultive le respect de la diversité et de l’altérité. Bien sûr, tu en as laissé à d’autres le mérite du discours théorique, mais dans la pratique, dans la vie de l’association, c’est bien là l’empreinte de ton style.

On dira de toi que tu avais l’intelligence du cœur, et c’est vrai, ô combien !

Même si l’AISLF est plus qu’une institution, elle connaît, comme toute institution, son lot de murmures, d’ambitions, d’intrigues, de conflits. Qui d’entre nous n’a cherché à te rallier à sa cause ou à t’attacher à son clan en t’arrachant la confidence d’une médisance ou simplement d’une préférence ? Peine perdue ! Même mezzo vocce, il t’était impossible de mal parler de quelqu’un et, si remarque ou critique te paraissait nécessaire, tu en réservais à l’intéressé l’exclusivité et la confidentialité.

Tu avais l’intelligence du cœur, certes ! Mais il serait veule d’en rester là : tu avais aussi l’intelligence tout court. Et cela tu le savais, même si tu la dissimulais derrière un affichage de vertus classées comme féminines. Même si, un peu comme ce garçon de café de Sartre, qui joue au garçon de café, tu as toujours joué à être la parfaite seconde des premiers rôles, eux bien entendu masculins.

Cette intelligence, combien de fois l’as-tu exercée dans la politique de l’Association ? Sans doute n’imposais-tu jamais ton conseil, mais s’il t’était demandé - et combien je me félicite d’avoir su te le demander ! - qu’il était lucide, qu’il était juste ! Bien sûr, tu répétais souvent que tu n’étais pas sociologue (pas ‘savante’ m’as-tu dit une fois) et, pour éviter de froisser des susceptibilités à fleur de peau, tu précisais bien que ta relecture de nos textes était de pure forme (« l’orthographe, les accords... »). Mais ici et là, en marge du texte, tu notais une incidente ou posais une question. Si notre vanité ne nous interdisait pas de nous y arrêter, alors ces formules lapidaires apparaissaient bien alors pour ce qu’elles étaient : l’interpellation d’un collègue qui cherchait à nous aider à aller au bout de notre pensée.

Le roi des aulnes peut glacer les cœurs et t’emporter ;
il ne peut rien contre la chaleur des mémoires qui gardent ta présence.
A Dieu, chère Yvonne !


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