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Claude JAVEAU (1940-2021)

Claude Javeau, un intellectuel qui avait choisi d’être sociologue

Monique Hirschhorn

Comme l’a souligné Raymond Boudon, il existe deux types d’intellectuel : les intellectuels par profession (ceux qui exercent une profession dite intellectuelle) et les intellectuels par vocation, ceux qui, quelque soit leur activité, se sentent concernés par les affaires de la cité. Claude Javeau, éminent universitaire, professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles, exerçait bien évidement une profession intellectuelle, mais il était depuis toujours un intellectuel par vocation. Dans La gloire du préau, un opuscule où il raconte sa première expérience de l’école, la photo du petit garçon, binoclard et un peu gringalet, ne laisse pas de doute. C’est déjà la comédie sociale qu’il regarde. Une vocation qu’il n’a pas refusée et dans laquelle il s’est accompli pleinement, n’hésitant pas à intervenir dans l’espace public en publiant des articles dans la presse, en intervenant à la radio et à la télévision. Le « merci Professeur », qui conclut l’hommage que lui a rendu à l’annonce de son décès La Libre Belgique, est à cet égard très significatif. Il ne s’adresse pas à un intellectuel médiatique parmi d’autres, mais à celui qui, tout en s’investissant totalement dans son activité professorale, a pendant plus de onze ans, de 1999 à 2010 tenu une chronique « Les couleurs du temps » qui portait sur les sujets les plus variés.

La formation d’ingénieur commercial qu’il avait suivi à l’Institut Solvay à la demande de son père n’allait pourtant pas dans ce sens. Mais très vite, il choisit de compléter ses études par une candidature en sciences sociales à l’Université libre de Bruxelles, suivie d’un doctorat, et découvre la sociologie, une discipline qui a tout pour lui plaire, car elle lui offre des clés pour décrypter la vie quotidienne, La société au jour le jour, selon le titre de l’ouvrage qu’il publiera en 1991. C’est aussi la rencontre avec Henri Janne, directeur du Centre de sociologie générale de l’Université libre de Bruxelles, qui est d’abord son professeur et qui, co-fondateur avec Georges Gurvitch de l’Association internationale des sociologues de langue française, le fera rentrer quelques années plus tard à l’Association dont il sera secrétaire général sous deux présidences, celle de Christian Lalive d’Epinay, de 1982 à 1985 et celle de Marcel Bolle de Bal de 1985 à 1988.

Sociologue reconnu, Claude Javeau fera ainsi une brillante carrière universitaire et succédera à Henri Jeanne à la direction du Centre de sociologie générale. Il dirigera également de 1988 à 2005 la Revue de l’Institut de sociologie, aura de nombreuses responsabilités académiques et sera fréquemment invité par des universités étrangères. Deux de ses ouvrages restent jusqu’à aujourd’hui pour les sociologues des références majeures : L’enquête par questionnaire. Manuel à l’usage des praticiens (1971) (à l’inverse de beaucoup de spécialistes du qualitatif, il n’avait pas peur des chiffres) et surtout Leçons de sociologie (1986), qui présente la genèse et l’objet de la sociologie, ses fondations épistémologiques, l’étude et la connaissance du social, et que viendra compléter Le bricolage du social. Un traité de sociologie en 2001. Mais, et c’est ce qui fait son originalité, parallèlement à ses travaux académiques, porté par l’intérêt qu’il porte à la vie sociale, par son talent d’écrivain et par la conviction que celui qui se tait alors qu’il pourrait parler est d’une certaine façon responsable de ce qui se passe, il écrit des essais sur les sujets les plus divers : Le petit murmure et le bruit du monde (1985), Dieu est-il gnangnan ? (1999), La culotte de Madonna (2001), Je hais le football (2015)… et ne se contente pas de proposer des analyses. Il donne sans ambages son point de vue, ne craignant pas de provoquer des polémiques. Pour exemple, on retiendra ce qu’il disait de la belgitude, terme qu’il reconnaissait ne pas avoir créer, mais dont il avait la paternité idéologique. Ainsi, déjà en 1976, dans un article intitulé « Y a-t-il une belgitude ? », il exprimait la difficulté d’être un intellectuel, à savoir « celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas et qui est ancré dans un endroit » en l’occurrence la Belgique dont il rappelait en 2011 dans l’entretien accordé à Bernadette Bawin et Nathalie Lenaerts que « c’est un pays imaginaire qui résulte d’une volonté française de rassembler en un seul territoire la Principauté de Liège et les Pays-Bas autrichiens… La Belgique un État sans nation alors que l’Amérique est une nation sans État. Il y a une nation flamande, mais il n’y a pas de nation wallonne… » allant même jusqu’à se demander si la Belgique avait un avenir, une question qu’il a reprise en 2008 dans La France doit-elle annexer la Wallonie ? Enfin, il a été aussi écrivain avec Six novelettes obliques (1997), L’esprit des villes (2006)…

Homme aux talents multiples, Claude Javeau aurait pu être un philosophe, un anthropologue, un historien, un politologue, un chef d’orchestre, un écrivain… Le choix qu’il a fait de la sociologie lui a permis de contribuer de façon tout à fait originale au développement d’une Sociologie de la vie quotidienne (2003) et d’intervenir dans l’espace public, mais ne l’a pas totalement satisfait, car il l’a aussi confronté aux dérives de cette discipline qu’il a dénoncées avec la même verve que celle qu’il manifestait pour commenter des faits de société ou des événements politiques. Dans l’un de ces derniers livres Des impostures sociologiques (2014), sans craindre de le noircir, il dresse un tableau accablant des différentes postures qu’adoptent les sociologues, depuis les chercheurs friands de micro-objets qu’il appelle en référence à Philippe Delerm, « les buveurs de première gorgée de bière » jusqu’aux missionnaires aux pieds nus en passant par les scribes accroupis réalisant des enquêtes sur commande extérieure publique ou privée, et prône à juste titre une approche critique faite de lucidité et de réflexivité.

On l’aura compris. Claude Javeau ne pouvait laisser indifférent d’autant que, derrière le polémiste et l’universitaire reconnu par ses collègues et admiré par ses étudiants, se cachait un homme courageux, mais vulnérable qui se sentait souvent incompris et voulait être aimé. Il nous manque.

Monique Hirschhorn


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