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Pierre BOUVIER (1938-2021)

En se souvenant de Pierre Bouvier, penseur socioanthropologue

Christiana Constantopoulou

J’ai connu Pierre Bouvier en 1987, quand j’étais encore jeune chercheure étrangère à Paris : sans prénotions et avec grand égard envers l’« autre » il m’avait accueillie à son séminaire sur le travail, au CNRS où j’avais alors parlé du « travail et de sa sociologie en Grèce » (ma toute première intervention en cours en France).

Depuis, on n’a pas arrêté de coopérer : organisant des colloques, préparant des publications (notre dernière date de mai 2016 quand il m’a offert sa préface pour mon livre sur l’Anthropologie des sociétés contemporaines, sorti en grec), des discussions de café sur « tout ça » (le plus souvent près de chez lui, dans le cinquième arrondissement à Paris, puisqu’à ma connaissance il travaillait beaucoup mais avait peu de « temps libre » : par ailleurs, comme ses amis le savent, une partie considérable de son « temps libre » c’était la peinture : on peut voir une de ses œuvres sur la couverture du livre Transversalités de l’altérité. Comment peut-on être socio-anthropologue aujourd’hui ? Autour de Pierre Bouvier, sorti chez L’Harmattan en 2013. Mais même dans ce cadre, son souhait était d’engager l’action en tant qu’artiste dans la lecture et la mise en images des contextes (à l’encontre de celles du marché de l’art et de ses a priori dominants).

Pierre était un grand penseur, honnête dans sa « praxis » tout à fait conséquente à son « logos » (ce qui n’est pas toujours le cas) ; il était activiste et combattant : tant que je peux connaitre, il n’avait raté aucune manifestation de 1er mai (le symbolique précédant toujours le réel, comme tout anthropologue le sait, tout au moins depuis Claude Lévi-Strauss).

Une conséquence heureuse du fameux Mai 1968 (conséquence qui cinquante ans après tombe malheureusement plutôt en désuétude) fût le courant « révolutionnaire » qui dénonçait l’usage de « séparer » les sociétés humaines en « développées » (ou « modernes ») et en « sous-développées » (ou « primitives »), la sociologie étant la science des sociétés modernes, tandis que l’anthropologie, la science des sociétés primitives. Georges Balandier, Claude Rivière, Louis-Vincent Thomas, furent parmi les premiers à rapprocher les conclusions venant du champ anthropologique aux données sociologiques dans l’enseignement de la Sorbonne « renouvelée » des années 1970 et 80. Pierre, combattant en théorie et en pratique ne pouvait ne pas être inspiré de cet humanisme qui « unissait » les deux grandes disciplines étudiant les sociétés humaines, la sociologie et l’anthropologie. Il invente alors le terme « socioanthropologie » justement pour mettre l’accent sur la nécessité de « voir » les sociétés humaines et les cultures « autrement », ne créant pas de leur diversité une différence de « nature » comme le voulait l’idéologie dominante autour des disciplines jusqu’alors.

Ce n’est pas un hasard si Pierre intègre l’université de Nanterre qui s’est affichée « révolutionnaire » puisqu’elle fût un théâtre d’événements qui ont marqué le monde universitaire à la fin des années 1960. Depuis, il n’arrête pas d’écrire, de créer des revues, de participer à des débats, de défendre la socioanthropologie (par ses écrits, son enseignement, dans le cadre du laboratoire LAIOS du CNRS, en tant que directeur de la collection « Socioanthropologie » des éditions L’Harmattan, dans le cadre de l’AIS, de l’AFA ou de l’AISLF - où il fût même co-fondateur du comité de recherche « Socioanthropologie politique »), développant au fil des années une approche « socioanthropologique » du monde contemporain et des contextes du millénaire que nous traversons. La mondialisation, les migrations de masse, les symboliques en action interpellent radicalement les manières antérieures de se positionner, refaçonnant les vecteurs du social subjectivé tant individuel que collectif et abordant les questions liées au colonial et au postcolonial (Pierre a beaucoup analysé le « post colonialisme » étudiant des figures emblématiques comme A. Césaire et F. Fanon).

Parti de ce monde en septembre 2021, Pierre Bouvier nous a laissé un héritage de combat pour l’humanité. Nous savons que la science n’est pas neutre et que si les « sciences sociales » manquent d’humanisme, nos sociétés n’ont d’autre perspective que de devenir de plus en plus « thanatocratiques » (comme les nommeraient Louis-Vincent Thomas). Il faut impérativement comprendre que ce combat « humaniste » devient un devoir. L’héritage de Pierre Bouvier penseur socioanthropologue inspire justement, le combat pour la « vie » : dans la société, dans la science, dans le cadre des « impératifs » de la globalisation.

En souvenir,

Christiana Constantopoulou
Professeure à l’Université Panteion, correspondante du CR38 de l’AISLF, présidente du CR14 de l’AIS


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