AISLF

Edward A. Tiryakian (1929-2025)

Identité personnelle et solidarité collective

Christian Lalive d’Epinay

J’aimerais évoquer la personne d’Edward, son ouverture, son sens de l’amitié et de l’hospitalité, son goût de la plaisanterie, ses joies juvéniles. C’est à Hammamet, que je fis sa connaissance. Lui était déjà un vieux briscard de l’Association (c’est à ce congrès qu’il fut élu membre du bureau), moi, j’y faisais mes premiers pas, de retour de six années passées en Amérique du Sud, tout heureux d’y retrouver R. Bastide et M. I. Pereira de Queiroz dont les travaux sur les religions en Amérique latine inspiraient largement les miens, et aussi de l’occasion de faire la connaissance de personnalités qui m’étaient familières par leurs ouvrages comme G. Balandier, J. Duvignaud, F. Dumont, A. Memmi, etc. Hammamet fut aussi l’occasion plusieurs rencontres qui par la suite accompagnèrent en l’enrichissant tant ma vie amicale que ma vie professionnelle, et parmi elle, ma rencontre avec Edward qui très vite attira mon attention par sa bonhommie, sa simplicité, et aussi le fait qu’il abordait les nouveaux-venus en se montrant curieux de leurs parcours et de leurs domaines de recherche. Du coup, apprenant mon lien avec l’Amérique latine, il évoqua Josefina, son épouse portoricaine, et me questionna sur mes recherches tout en évoquant le développement du mouvement pentecôtiste à Puerto Rico comme aussi parmi les immigrés latinos à New York. Ce fut le début d’une amitié qui s’enrichit au fil des rencontres de l’AISLF, et à l’occasion de voyages en Europe d’Edward comme de mes « sabbatiques » aux États-Unis et au Canada.

Peu d’années plus tard, nous nous sommes retrouvés lors d’un colloque à La Rochelle, fief de Jean Duvignaud qui, lors de ces journées, avait tenu à nous faire visiter cette belle ville portuaire ; il était accompagné de son dernier et tout jeune fils, tout fier d’être juché sur les épaules de son père !
Mais c’est un autre souvenir, bien gravé dans les mémoires de plusieurs d’entre nous, que j’aimerais évoquer. Lors de l’après-midi libre du programme, un petit groupe composé de Liliane Voyé, Marcel Bolle de Bal, un québécois dont le nom m’échappe, Edouard et moi-même, s’offrit une escapade sur l’Ile de Ré. Le temps était venteux, l’océan gris métallique et nous nous perdions dans l’observation des vagues qui s’éclataient contre les rochers de l’île. S’extirpant de notre contemplation, nous nous installâmes à la terrasse d’un bistrot. La conversation démarre, nous échangeons sur le colloque et voici que l’un de nous fait un commentaire ironique à propos de la tendance marquée à monopolisation de la parole de la part de trois ou quatre collègues, éminents sans doute mais néanmoins abusifs. Il se trouva que ce sentiment était largement partagé par les présents. Surgit alors l’idée de monter une petite opération test, du type dont sont friands les psychologues sociaux comme Tajfel , Moscovici, Doise, Deconchy : rapidement le projet prend forme. On imagine un sociologue, contemporain de d’E. Durkheim et de M. Weber, dont l’œuvre serait moins connue que celles de ces derniers, mais récemment redécouverte, on le dote d’une bio crédible, et l’on décide que lors de de la séance du lendemain, chacun d’entre nous, lors de son ou ses interventions, l’appuiera d’une référence à l’œuvre de ce précurseur. L’un de nous (qui ? Je ne m’en souviens plus) se porte volontaire pour la première intervention. Reste à donner un nom à cette célébrité fictive ; Edouard lève les yeux et tend la main en pointant l’écriteau suspendu au coin de la rue : Rue Dufour. Ainsi naquit Dufour. Naturellement, l’esprit de recherche qui nous était propre nous imposait d’énoncer sinon des hypothèses, du moins des questions à tester. Plusieurs surgirent : combien de temps s’écoulerait-il, et combien de nos interventions avant que quelqu’un intervienne en disant quelque chose comme : « Mais qui est donc ce Dufour ? » Ou encore, qu’un intervenant reprenne un des propos attribués à Dujour en le développant, et sous quelle forme ?
En résumé, personne ne demanda qui était ce Dufour [1], mais à plusieurs reprises, l’un ou l’autre des propos dufouriens fut repris et prolongé par un participant (ce qui réjouit les conspirateurs, car cela montrait l’intérêt des idées injectées !), mais, pour nous, le sommet fut ce moment où l’un des collègues, que nous évoquions la veille, pris la parole, commença par : « oui, intéressante cette idée » et prolongea ainsi : « mais n’est-ce pas Dufour qui… » Il y eut alors quelques toussotements et échanges de regards parmi les conspirateurs !
Au sortir de la séance, Henri Janne, notre co-président fondateur, s’approcha et nous interpella, avec son bon accent bruxellois : « Mais dites-moi, je ne connais pas ce Dufour, c’est qui ? » On lui raconte le complot, son visage s’illumine, il s’esclaffe : « Elle est bien bonne, celle-là ! » et ajoute « Oh ! que j’aurais aimé être des vôtres ! » Un peu plus tard, au tour de G. Balandier, qui n’était guère intervenu dans la séance, de nous approcher et en nous dévisageant avec un demi-sourire : « Il y a du louche dans vos interventions sur ce Dufour ! » George, aussi fin observateur qu’il était intelligent, avait tout deviné ! Naturellement, le récit de notre plaisanterie circula et tous n’ont pas apprécié.
Il n’empêche que l’épisode fit date. Et à écrire ces lignes, me vient en mémoire qu’à partir d’environ une décennie plus tard, quatre des cinq conspirateurs se succéderont à la présidence de notre association, et parmi eux, enfin, pour la première fois, une femme, Liliane Voyé, élue en 1996.

Les années passent ; au début 1983, alors que je bénéficiais d’une année sabbatique que je choisis de partager entre Toronto et San Francisco, Edward m’invita à donner une série de conférences à Duke, ajoutant que Josefina et lui seraient heureux de nous héberger. Nous décidâmes, Michelle et moi, d’en profiter pour nous retrouver à New York et visiter quelques coins de ce vaste pays. Après quelques jours à New York, puis à Washington, nous entamions la descente vers la Caroline du Nord dans une voiture de location. L’accueil de Joséphine et Edward fut des plus chaleureux, j’ai le souvenir d’une grande, vaste et confortable maison en bois, un chalet suisse si on veut, mais à l’échelle américaine, au sein d’une clairière de la forêt environnante. Aucune autre habitation visible à la ronde, et pourtant Edward me confirma que nous étions bien dans la ville de Durham ! Le lendemain matin, il nous invita à l’accompagner faire quelques courses dans le downtown de Durham et d’y boire un café. Après une dizaine de minutes en voiture sur une route entourée de forêts et ponctuées d’entrées latérales marquées par un poteau porteur d’une boite-aux-lettres, nous arrivâmes à un marché installé sur une place avec à son bord ce qui nous parut être un vaste hangar mais qui se révéla être un centre commercial abritant commerces, fastfoods, et un cinéma multiplex. Les achats faits et après une boisson dans un des fastfoods, nous reprenons la route. Je demande à Edward : « Le downtown est-il encore loin ? » Il me regarde en riant : « On vient de le quitter ». Après Manhattan, Central Park et ses musées, Washington avec le Kennedy Center, le Watergate près du Intrigue Hotel où nous avions logé [2], nous faisions nos premiers pas dans l’Amérique profonde…
Ce fut un magnifique séjour, de temps passé autour de barbecues (selon l’usage, c’est l’homme, donc Edward qui officiait), et de conversations auxquelles s’associèrent plusieurs autres invités, voisins, collègues et amis d’Edward et de Josefina.
Il se trouve aussi que dès 1982 diffusait depuis la Californie une nouvelle étape de la révolution informatique, la miniaturisation des ordinateurs avec l’apparition des premiers ordinateurs de bureau et des portables. Edward s’en était procuré un, assez grand et tout beau, qui trônait dans son bureau. En prime de cet achat, il avait reçu plusieurs programmes de jeux, dont Super Mario et voici qu’un soir il tint à m’y initier ; du coup jusqu’à tard dans la nuit ou plus exactement tôt dans la matinée suivante, nous retrouvâmes nos âmes d’adolescents en faisant virevolter sur l’écran le petit bonhomme.

Quelques mois plus tard, en avril 1984, à l’invitation d’Edward, nous nous sommes retrouvés à La Nouvelle Orléans. Il avait organisé un colloque du bureau élargi de l’AISLF dans cette ville colorée dont le jazz (New Orleans bien sûr !) inonde les rues du Quartier français et qui porte bien d’autres traces du passé français. Edward avait prévu une soirée rencontre avec des représentants de la communauté « cajun » (ou « cadien »), descendants des déportés d’Acadie (d’où « cadun » ou, en anglais, cajun) lors du « Grand Dérangement » (seconde moitié du XVIIIe siècle), auxquels se joignirent un peu plus tard des blancs et des métis fuyant la révolution haïtienne. Nous y fûmes accueillis par une délicieuse soupe aux pois. La conversation s’engagea, en français bien sûr, mais quel français ? Assez rapidement, la soupe chaude, quelques pichets de bière, et la chaleureuse ambiance aidant, nous devînmes à notre tour de parfaits polyglottes francophones, et les collègues belges (wallons), suisses (romands) et même quelques français (de diverses provinces) introduisirent des modismes et autres survivances dialectales de leur coin de pays pour les échanger avec ceux de nos hôtes. Du coup, la soirée se poursuivit par un récital de ces historiettes qui circulent entre (ou à l’intérieur) des pays francophones tournant en plaisanterie (plus ou moins douteuses) une prétendue caractéristique des voisins des voisins. Le prototype le plus connu en sont les dites « histoires belges » qui sont la plupart originaires de l’Hexagone, mais chacun de nos pays en a sa part propre. Tout cela, pour le plus grand plaisir de nos hôtes… et de leurs invités !
Le lendemain, dans un petit groupe autour d’une verrée, nous sommes revenus sur la soirée passée en nous interrogeant sur nos identités respectives. J’ai en mémoire ce que dit Edward de la sienne : « Mon sang et ma chair sont arméniens, mon cœur bat toujours plus fort quand je suis en France, je suis né aux États-Unis, j’ai le passeport de ce pays qui nous a accueilli, et je lui garderai toujours une fidélité qui n’exclut pas la critique, mais par-dessus tout, je me sens citoyen du monde ».
Nous étions en 1984, jouant avec la date, le thème du colloque retenu par Edward, était 1984 la fameuse dystopie de G. Orwell publiée en 1949. J’apprends ces jours que cet ouvrage, est avec tant d’autres retiré des bibliothèques publiques, scolaires et universitaires, dans les États gouvernés par les Républicains. La mort a épargné à Edward d’en avoir connaissance, nous savons à quel point il en serait révolté, à quel point il en souffrirait.

J’aimerai conclure sur une note plus joyeuse. En 1988, le 13e Congrès de l’AISLF s’est déroulé à Genève. Edward y retrouvait une ville où il avait passé quelques années dans son adolescence. Il a évoqué une confiserie dont il gardait le souvenir. Elle existait toujours, au même endroit, sur la place du Bourg-de-Four, près du sommet de la vieille ville dominée par la Cathédrale. Nous l’avons bien sûr invité à y retourner et, tout ému, il y a dégusté sa pâtisserie favorite !
C’est au terme de ce congrès qu’Edward, pour mon plus grand plaisir, me succéda à la présidence de l’AISLF. Le thème du Congrès y avait été : « Le lien social. Identités personnelles et solidarités collectives ». La seconde partie de ce titre, écrite au singulier, serait un titre approprié pour une biographie d’Edward.

Christian Lalive d’Epinay, président d’honneur

[1Comment interpréter ? Dans un auditoire parsemé de plusieurs sociologues que beaucoup d’entre nous considéraient comme leurs maîtres à penser, difficile de reconnaître son ignorance !

[2L’opéra de Washington se trouve dans le Kennedy Center. Le Watergate est cet immeuble qui abritait les locaux du parti démocrate qui avait été cambriolé par des sbires du président Nixon, origine du scandale qui conduisit à la démission de ce dernier en août 1974. L’Intrigue Hotel, un petit hôtel confortable disparu aujourd’hui, bien situé mais sans luxe tapageur, était alors fréquenté par les parlementaires du pays en séjour dans la capitale fédérale, ce qui montre qu’ils n’étaient pas dépourvus de tout sens de l’humour.


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