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Raymond BOUDON (1934-2013)

Raymond Boudon : la sociologie scientifique au service de l’homme

Monique Hirschhorn

Raymond Boudon, professeur à la Sorbonne, membre de l’Institut de France, qui vient de mourir le 10 avril 2013 à l’âge de soixante-dix-neuf ans, est assurément un des sociologues majeurs de la seconde moitié du XXe siècle. Et dans la période de fortes turbulences sociales que nous sommes en train de vivre, sa conception de la sociologie comme science, capable d’expliquer les phénomènes sociaux et de penser, selon le titre de son dernier ouvrage paru en 2012, le politique, le moral et le religieux, prend toute son importance.

Il est donc plus essentiel que jamais de lire et de relire Raymond Boudon, mais comment aborder cette œuvre d’une grande richesse ? L’intitulé de son autobiographie intellectuelle, La sociologie comme science (2010), nous fournit un fil conducteur. Si, à la fin de ses études de philosophie à l’Ecole normale, Raymond Boudon préféra la sociologie à la philosophie, c’est parce que cette dernière lui paraissait pouvoir traiter des mêmes problèmes que la philosophie, mais en mettant la théorie à l’épreuve des faits. La possibilité lui ayant été offerte, comme à beaucoup de jeunes sociologues français, après la seconde guerre mondiale, de faire un séjour aux États-Unis, à l’université Columbia où enseignaient Merton et Lazarsfeld, il en revint avec la certitude que la sociologie pouvait être une science explicative de phénomènes sociaux circonscrits. Toutefois ce n’est qu’après avoir consacré sa thèse à un bilan de l’apport des mathématiques aux sciences sociales qu’il prit pleinement conscience du paradigme sur lequel se fondait la sociologie scientifique : à savoir que les phénomènes sociaux sont le produit d’actions individuelles compréhensibles. Mais, dans la France de la fin des années soixante, cette conception « américaine » de la sociologie demeurait fort minoritaire face au structuralisme triomphant. Pour la faire exister, il fallait à la fois en prouver l’efficacité et l’expliciter.Ce sont ces deux objectifs que Raymond Boudon s’est fixé et il s’y est tenu avec une constance qui produira les fruits que l’on sait.

Relève ainsi clairement du premier objectif, la démonstration de l’efficacité du paradigme, son travail sur l’éducation : L’inégalité des chances (1973), celui sur le changement social : La place du désordre. Critique des théories du changement social (1984), mais aussi ceux sur les croyances collectives : L’idéologie ou l’origine des idées reçues (1986), L’art de se persuader des idées fragiles, douteuses ou fausses (1990), Le juste et le vrai. Essais sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance (1995), Le sens des valeurs (1999) ; du second, l’explicitation du paradigme, deux livres : Effets pervers et ordre social (1977), La logique du social (1979) ainsi que les introductions au Dictionnaire critique de la sociologie (1982), au Traité de sociologie (1992), et ses derniers travaux sur la rationalité : Essais sur la théorie générale de la rationalité (2007), La rationalité (2009). Cette présentation est loin d’épuiser le contenu de l’œuvre, car il faudrait aussi faire place à la relecture des classiques dont Tocqueville aujourd’hui (2005), à la réflexion sur le relativisme, sur la démocratie, mais elle en dessine les lignes de force.

Le bilan en est impressionnant. L’explication, à réussite scolaire égale, de l’inégalité des chances par les choix d’orientation des familles en fonction de leur position sociale permet de faire justice des théories qui recourent à des concepts collectifs et de repenser les politiques éducatives en insistant sur le rôle central de l’École en matière de transmission de connaissances et d’orientation. Celle des croyances fausses, mais aussi des engagements normatifs, par l’analyse des raisons qu’ont les individus d’y adhérer, remet en cause le relativisme et offre la possibilité de comprendre la progrès moral. Outre cet apport considérable à la connaissance du social, il a également contribué à des avancées décisives sur un plan théorique. Après avoir montré que la combinaison non intentionnelle des comportements individuels produit des effets pervers ou non, il ne s’est pas en effet contenté d’expliciter, sous le nom d’individualisme méthodologique, le paradigme dont il s’était servi dans L’inégalité des chances et dans La place du désordre – paradigme auquel, au demeurant, à partir des années 1990, la plupart des sociologues se sont rallié - il a aussi relevé le défi que constituait le dépassement d’une conception instrumentale de la rationalité. Il est passionnant de suivre le cheminement de sa pensée : de la notion de bonnes raisons développée dans l’introduction du Traité de sociologie jusqu’à la théorie de la rationalité ordinaire qui refuse toute solution de continuité entre la raison des scientifiques et celle de l’homme de la rue, théorie dont on n’a pas fini de mesurer la portée et qui aura sans doute des prolongements avec les développements à venir de la psychologie cognitive et des neurosciences.

L’œuvre ne doit toutefois pas faire oublier l’homme. Modeste, car il accordait plus d’importance aux idées qu’au fait de les avoir produites, généreux et optimiste, car il croyait dans la force de la raison, il s’est toujours efforcé, à l’inverse de la plupart des sociologues de sa génération qui confondaient scientificité et obscurité, de rendre sa pensée la plus claire possible et d’établir avec ses lecteurs un dialogue intellectuel aussi stimulant et exigeant que celui qu’il avait avec les sociologues classiques. Raymond Boudon va nous manquer, mais il nous laisse un héritage d’une valeur incommensurable : la sociologie scientifique au service de l’homme.


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